Pourquoi ce roman n’a-t-il pas eu un prix? pourquoi n’a-t-il eu aucune voix des Goncourt? Et pourtant quel roman!!! « Des Hommes « et pas « les hommes »…il s’agit de quelques – uns de ceux qui ont « fait » la guerre d’Algérie, qui sont partis sans savoir ce qui les attendait, qui en sont revenus incapables d’en parler, d’y penser même, quasiment sidérés dans le sens premier du terme. Le roman tourne autour d’un de ces hommes revenu au village de son enfance, devenu une sorte de marginal, plus ou moins toléré par la communauté parce qu’il ne vit pas comme eux, parce qu’il ne peut oublier. Toute la force de ce livre réside dans l’écriture. Le narrateur, qui d’ailleurs laisse parfois la parole à d’autres, fait partie des ces anciens d’Algérie, on comprend que c’est un ami de ce personnage surnommé « Feu-de-Bois ». Il l’observe, il le suit, il est tiraillé entre l’empathie pour cet homme blessé par une histoire familiale non résolue et par une histoire personnelle commencée en Algérie et tristement terminée à Paris et la solidarité avec les villageois qui secrètement voudraient que ce « Feu-de-Bois » disparaisse. Qu’il disparaisse parce que sa vue leur donne mauvaise conscience. Et les souvenirs de cette guerre sans nom reviennent hanter le narrateur pendant que le village tente de se coaliser pour faire enfermer cet homme qui au début du récit veut juste faire plaisir à sa soeur. Petit à petit, grâce par exemple à une série de phrases courtes commençant par « et », le narrateur nous donne à voir son personnage: » Et puis il a avancé. Et puis il a appelé Solange. Et puis en avançant vers elle il a appelé Solange de plus en plus fort. » Ces trois phrases sont un condensé du style particulier de Laurent Mauvignier: la répétition de « et puis », la reprise de » a avancé » et « a appelé » dans la troisième phrase, l’ajout de « de plus en plus fort » font voir une scène inquiétante, le personnage semble menaçant. Une page plus loin, le narrateur évoque « un cri » et il faut encore de nombreuses phrases, longues celles-ci, pour que l’on comprenne que ce cri est simplement celui d’une femme qui n’est pas Solange, surprise de « voir soudain devant elle » en se retournant « cet homme si inattendu ici, devant elle, si redoutable ». Ce « cri » pourrait laisser penser que le personnage qui le provoque est dangereux et pourtant la boîte qu’il tient à la main est un cadeau pour sa soeur Solange…
L’histoire commence ainsi par le désir d’un homme de faire un cadeau à sa soeur devant des témoins qui n’acceptent pas un tel geste parce qu’il s’est mis en marge de leur société, parce qu’ils le considèrent comme un assisté. Et c’est cette incompréhension, ce rejet qui est le fil rouge du roman. Petit à petit, par des notations de plus en plus précises( comme si le narrateur tournait autour de l’essentiel jusqu’à ce qu’il arrive à dire les sentiments, les pensées, les hésitations ), par des retours en arrière, des narrations prises en charge par des témoins différents de la même scène, l’auteur nous raconte cette tragédie d’un homme incompris qui ne veut pas et ne peut pas oublier et qui donne mauvaise conscience aux autres, et particulièrement au narrateur. « Feu-de-Bois » est vu par les autres comme un fou, un homme violent qui doit être enfermé pour protéger le village, alors que tout ce qu’il fait est très peu par rapport à la manière dont c’est rapporté et commenté par les protagonistes.
Un roman dont le sujet est peut-être l’incommunicabilité, le silence, l’impossibilité d’écouter l’autre et soi-même.
Que boire en lisant ce roman? Un bon café ou un chocolat chaud pour se réchauffer…